Le management du processus décisionnel : « je décide, donc je manage ? »
Par G.Lécrivain – Lesclefsdumanagement.com – 05 mai 2020
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Le management du processus décisionnel : « je décide, donc je manage ? »
Par G.Lécrivain – Lesclefsdumanagement.com – 05 mai 2020
La vision classique, et en particulier les approches taylorienne et bureaucratique des organisations, identifiaient le pouvoir à l’acte et à la prise de décision. Une ligne de démarcation (« la division verticale du travail ») séparait alors distinctement « ceux qui décidaient » et « ceux qui exécutaient ».
Les impératifs croissants liés à la chrono-compétition, les exigences d’agilité et de réactivité ont dilué et partagé ce pouvoir de décision dans l’entreprise. « La vie est la somme de tous nos choix » écrivait Albert CAMUS. Il en va de même pour la vie organisationnelle : la capacité à prendre avec justesse et rapidité les bonnes décisions, c’est à dire à faire les bons choix, conditionne les trajectoires d’activité et de performance de toute entreprise.
La surabondance d’informations, leur volatilité ou l’incertitude amène ainsi le décideur à faire des choix dans un contexte d’incertitudes croissantes. Décider provient du verbe latin « decidere » signifiant « trancher, couper » … Aussi, au quotidien, confronté à de multiples prises de décision, le décideur doit « trancher ».
Manager, c’est décider
Décider : l’un des trois pôles d’activités centraux du manager
Dans un ouvrage référence de 2006, « Le manager au quotidien : les 10 rôles du cadre », Henry MINTZBERG, à partir de l’étude du quotidien de nombreux décideurs de tout niveau, identifie les trois pôles d’activités autour desquels gravitent les dix rôles d’un manager : des activités liées au relationnel, à l’informationnel et à la prise de décision.
Décider, un acte partagé … jusqu’à un certain niveau
La vie organisationnelle est le résultat d’une succession permanente de choix. Ces choix ou décisions sont plus ou moins engageants pour l’avenir de l’entreprise et plus ou moins complexes à gérer ; sur le sujet, Igor ANSOFF a proposé une typologie permettant de classer et distinguer les activités de décision en fonction du degré d’incertitude qu’elles intègrent et de l’horizon temporel sur lequel elles se projettent :
Manager, c’est décider en univers incertain
Les incertitudes environnementales
La mobilité des contextes environnementaux, des cadres d’évolution des entreprises apparente le management de la décision à un management de l’incertitude.
Une incertitude qui amorce et accompagne la plupart des décisions en entreprise. Ainsi, pour caractériser les incertitudes liées aux contextes environnementaux, on peut reprendre le modèle VUCA (Volatility, Uncertainty, Complexity, Ambiguity) ou VICA en français :
Décider en stratège
Dans un tel contexte, le décideur, pour optimiser l’efficacité de son processus de décision, va rassembler les ressources informationnelles disponibles mais il se reposera également sur des éléments subjectifs tels que son intuition.
Une intuition et un processus de tâtonnement (« l’incrémentalisme ») qui seront d’autant plus mobilisés quand le décideur se retrouve dans un contexte sans antériorité ni référence. Contexte que l’économiste britannique John Maynard KEYNES, dans un article de 1937, dénommera « incertitude radicale ».
Ce management en univers d’incertitude fait apparaitre le décideur comme un stratège et non comme « un simple » manager : ce dernier, au regard d’un contexte figé à l’instant t, gère le plus souvent son processus de décision comme une démarche d’allocation ; il cultive un contexte et un cadre qu’il a lui-même semés (qu’il a à sa main pour reprendre l’éthymologie du terme provenant de l’ancien français « manege », lui-même issu de l’italien « mannegiare » : contrôler, manier, avoir en main et du latin « manus », main). Le processus de décision du manager repose donc essentiellement sur l’opérationnel et le tactique : dans un souci d’efficience, il décide et pilote pour optimiser les ressources allouées à l’objectif à atteindre au regard des contextes du moment.
Le stratège, quant à lui prend et projette à l’instant t une décision qui s’exprimera et sera opérationnelle dans un futur hypothétique Cette prise de décision intègre les contextes passé (démarche empirique), présent et à venir (démarche prospective).
Bon nombre de décisions qui projettent l’entreprise sur le moyen et le long terme apparaissent ainsi comme des hypothèses que le décideur formule à partir d’un mix, d’un construit composés d’expériences, d’interprétations et d’intuitions.
Le processus de décision évolue ainsi dans un continuum … composé d’éléments discontinus, aléatoires, mobiles et donc peu voire non prévisibles. Ainsi, pour reprendre l’expression propre à la typologie d’Herbert SIMON, nombre de décisions sont non programmables : elles sont le résultat d’une prise de risque (plus ou moins maîtrisée) et d’intuitions caractéristiques d’une démarche heuristique.
Ce « saut dans l’inconnu », qu’engage le processus de décision, fait apparaître une autre nécessité et qualité chez le décideur : la capacité à accepter « positivement » l’erreur (à apprendre de ses erreurs) et à reconfigurer sans cesse son processus de décision au regard de l’évolution des contextes. Une capacité illustrative des entrepreneurs dits schumpéteriens : la prise de risque et l’énergie créative.
L’ambidextrie décisionnelle
Intégrer l’existant, dessiner et anticiper les contextes de demain … on s’aperçoit que le processus de décision mobilise deux qualités qui apparaissent contradictoires : les capacités d’exploitation (« l’efficience ») et d’exploration :
Cette ambidextrie décisionnelle (en analogie avec le concept « d’ambidextrie organisationnelle » introduit par DUNCAN en 1976) illustre la tension existante chez le décideur entre sa capacité à piloter l’existant (espace-temps de la décision durant lequel il va chercher à gérer, diminuer voire éliminer le risque et l’incertitude) et la capacité à se projeter et à décider dans un univers stratégique où le risque et l’incertitude apparaissent comme des ressources et des leviers d’opportunités.
Manager, c’est décider dans un contexte de rationalité limitée
La rationalité limitée du décideur
Volatilité des contextes, incertitude croissante, complexité et ambiguïté des contextes qui articulent la prise de décision … dans un tel cadre, le cerveau du décideur doit s’assimiler à une boîte noire capable d’intégrer tous les paramètres et doit fonctionner comme un ordinateur et un outil d’intelligence artificiel permettant de traiter toutes données et établir des scénarios prédictifs.
Or, comme l’a démontré l’économiste et chercheur américain Herbert SIMON en 1978, la rationalité du décideur est limitée (« bounded rationality ») : en rupture avec le paradigme classique de la rationalité parfaite, il démontre en effet que :
C’est dans un tel contexte que s’enclenche alors selon Herbert SIMON le processus de décision (processus de décision IMC, Intelligence/Modélisation/Choix) :
I – Intelligence : processus de réflexion du décideur qui délimite le problème et qui situe les éléments et facteurs à prendre en compte.
M – Modélisation : identification et évaluation des solutions alternatives envisageables
C – Choix : sélection, hiérarchisation des solutions et choix de la première solution satisfaisante.
Les behaviouristes (approche comportementale de la firme), MARCH, COHEN et OLSEN vont reprendre le cadre énoncé par Herbert SIMON pour décrire un processus : « le modèle de la poubelle« ou « garbage can » (1972). Pour la théorie classique on présupposait que, face à un problème, les décideurs élaborent rationnellement une solution adéquate, voire optimale.
Mais pour ces behaviouristes, le processus de décision ne se déroule pas selon cette logique d’optimalité et d’efficience : les décideurs cherchent le plus souvent à mettre en concordance des solutions préexistantes, passées avec des problèmes présents ; les décideurs puiseraient ainsi des solutions dans un réceptacle d’expériences passées. La décision ne serait alors que le résultat de la rencontre aléatoire entre des stocks de solutions, de problèmes, de participants opportunément présents et de contextes.
Des biais cognitifs qui limitent la rationalité du décideur et l’efficacité du processus de décision
De nombreux biais (physiologiques, cognitifs, psychologiques) altèrent nos processus de décision. Ainsi, par exemple, notre cerveau est programmé pour fuir le risque ; on parle d’aversion naturelle au risque. La partie la plus primitive de notre cerveau, à savoir « le cerveau reptilien » dénommé aussi cerveau primitif, est notamment le siège de nos réactions instinctives de survie en cas de peur ou agression. Programmé pour favoriser la survie de l’espèce humaine, notre cerveau identifie le risque comme un danger et nous commande de l’éviter. Or, l’absence de prise de risque en entreprise marque la fin de la survie organisationnelle : de son acte de naissance, en passant par toutes les décisions stratégiques, d’innovation, … la vie et la trajectoire de performance sont constamment rythmées par la prise de risque. Ainsi, un grand nombre d’entreprises chassent ces postures d’évitement en installant en leur sein des pratiques et une culture heuristiques .
De nombreux contextes interfèrent par ailleurs sur nos processus de décision : le temps disponible, le profil des co-décideurs qui participent au processus, le contexte individuel ou groupal de la prise de décision, …autant de paramètres qui peuvent se transformer en biais décisionnels.
Enfin, les raccourcis mentaux que sont les biais cognitifs peuvent également polluer un processus de décision. Révélés dans les années 1970 par les psychologues et économistes Daniel KAHNEMAN et Amos TVERSKY , les biais cognitifs sont des mécanismes et des réflexes de pensée faussement logiques, inconscients, et systématiques mobilisés par un individu pour simplifier ses mécanismes mentaux afin d’évaluer rapidement une situation et décider… quitte à se tromper.
Un biais cognitif est directement lié d’une part à un contexte de décision où les ressources cognitives (informations, capacités à traités) et le temps disponible sont limités ou, d’autre part, à des contextes psychologiques qui peuvent conduire à des biais d’analyse et de jugement.
Ces biais, reposant le plus souvent sur des stéréotypes et sur des contextes psychologiques (excès de confiance, auto-complaisance, système de valeurs et de croyances, …), déforment l’appréciation de la réalité et altèrent l’efficacité de la prise de décision.
Quelques exemples de biais cognitifs :
On dénombre ainsi 250 biais cognitifs (voir le codex et la définition de l’ensemble des biais cognitifs – site inertian.wixsite.com ) :
Au regard des incertitudes qui l’environnent et du contexte de rationalité limitée du décideur, la prise de décision apparait bien plus comme un art qu’une science : loin de l’homo economicus, être rationnel et raisonnable, le décideur forge son processus de décision sur un construit intellectuel fait de raison mais aussi d’interprétation et d’intuition.
Cette alchimie, mixant raison et subjectivité, accompagne le processus de décision et « booste » l’acte entrepreneurial : elle conduit l’entrepreneur à prendre des risques et à faire des paris (innover, diversifier son activité, …).
A une époque où les algorithmes et les outils d’intelligence artificielle envahissent les entreprises et les systèmes de gestion, il est réjouissant de constater que le décideur, avec la subjectivité propre à l’intelligence et au raisonnement humains, reste le premier levier et pilote de la création de valeur.